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La course présidentielle en Turquie : analyse des enjeux internes et internationaux
Alors que se joue le second tour des présidentielles en Turquie ce 28 mai, retour sur les enjeux du scrutin avec Aurélien Denizeau, spécialiste de la Turquie


Aujourd’hui se joue un second tour inédit entre Erdoğan et Kılıçdaroğlu, pourquoi cette situation en Turquie est qualifiée d’exceptionnelle ?
Aurélien Denizeau : Tout d'abord, elles se déroulent en 2023, et marquent le centenaire de la République turque, ce qui leur confère une valeur symbolique. Deuxièmement, il s'agit de la première fois que l'opposition turque, historiquement divisée depuis les années 2000, réussit à s'unifier derrière un candidat commun, Kemal Kılıçdaroğlu, pour les législatives. Ce qui a abouti à un second tour inédit pour Erdogan. Ces élections pourraient troubler la politique intérieure du pays en cas de départ de Recep Tayyip Erdoğan. Sa défaite ouvrirait une nouvelle page politique, avec des conséquences difficiles à prédire. L'opposition souhaitait théoriquement modifier la Constitution, mais cela nécessite, soit une large majorité parlementaire, qu'elle ne possède pas, soit un référendum, dont l'issue serait incertaine. Ainsi, le départ d'Erdoğan laisserait place à un espace politique fragmenté et instable et à l’émergence de nouveaux équilibres.
Quels sont les principaux enjeux internationaux de ces élections ?
Aurélien Denizeau : Au niveau international, ces élections sont scrutées, malgré l'absence de changements majeurs à attendre. En effet, il existe un consensus autour de la politique étrangère d'Erdoğan, que ce soit en termes de rapprochement avec la Syrie, Israël et l'Égypte, de neutralité dans le conflit entre l'Ukraine et la Russie, ou de développement d'une armée autonome avec des équipements turcs. Ce consensus est soutenu par des institutions telles que l'armée et le corps diplomatique, qui maintiendraient une continuité dans la politique étrangère même en cas de victoire de l'opposition. De plus, la Turquie est contrainte par des impératifs tels que sa dépendance à 50 % à l'énergie fournie par la Russie, ce qui empêcherait toute rupture majeure.
Pourtant le candidat de l’opposition est pour un rapprochement avec l’Ukraine…
Aurélien Denizeau : Le candidat de l'opposition en Turquie avait l'intention de donner des signes de rééquilibrage en faveur des Occidentaux, mais cela aurait été plus sous forme symbolique. Il aurait pu envisager quelques sanctions contre la Russie et le démantèlement des systèmes de missiles S-400, qui ne sont de toute façon pas activés. Cependant, il est important de noter que le soutien à l'Ukraine était déjà appliqué par Recep Tayyip Erdoğan lui-même, avec des envois réguliers d'armements, notamment des drones de haute technologie qui ont détruit des chars russes. Ainsi, la Turquie joue un rôle d'équilibriste en maintenant des relations avec les deux parties. En cas de victoire de l'opposition, celle-ci aurait tenté de rééquilibrer légèrement vers l'Occident, mais sans remettre en question les grandes lignes de la politique étrangère, en prenant des mesures symboliques pour satisfaire les Américains et relancer l'économie.
Alors, quels sont les intérêts de la Russie dans ces élections ?
Aurélien Denizeau : La Russie préfère maintenir Recep Erdoğan au pouvoir en raison de sa familiarité avec lui et de sa moindre propension à prendre des sanctions ou des mesures symboliques à l'encontre de la Russie. Néanmoins, les Russes se préparent en coulisses à une éventuelle alternance politique. Les intérêts de la Russie dans ces élections sont à la fois d'ordre économique, stratégique et parfois personnels, étant donné que la politique étrangère contemporaine dépend souvent de quelques dirigeants influents. Sur le plan personnel, Vladimir Poutine semble avoir une nette préférence pour le maintien de Recep Tayyip Erdoğan.
Quant à l’Israël, pouvez-vous nous faire un bilan des relations turco-israéliennes de ces 20 dernières années ? Où est l’enjeu pour Israël dans ces élections ?
Aurélien Denizeau : Ces relations ont été fluctuantes sous le mandat de Tayyip Erdoğan. Au début de son mandat, ces relations étaient relativement bonnes, mais à partir du milieu des années 2000, elles ont commencé à se détériorer, notamment parce que la Turquie a accueilli le chef du Hamas et critiqué les bombardements israéliens. La crise majeure est survenue en 2010 avec l'incident du Mavi Marmara, au cours duquel neuf Turcs ont été tués par les forces israéliennes. Toutefois, à partir du milieu des années 2010, il y a eu une tentative de réchauffement et en 2016, un accord de règlement a été trouvé entre Israël et la Turquie concernant ces neuf morts. De plus, la Turquie est devenue plus pragmatique. Erdoğan et le candidat de l'opposition, Kılıçdaroğlu, ont tous deux exprimé des positions anti-israéliennes, mais en réalité, il est probable que les relations se poursuivent avec une tendance de fond favorable au rapprochement.
Et sur la question de l’Iran, Jérusalem et Ankara sont alignés ?
Aurélien Denizeau : Fondamentalement, il existe des désaccords marqués entre Erdogan et l'Iran sur plusieurs sujets, tels que le soutien de la Turquie à l'Azerbaïdjan, face à la proximité de l'Iran avec l'Arménie, ainsi que les divergences concernant le renversement de Bachar el-Assad en Syrie. Cependant, il existe une complémentarité économique entre les deux pays, car l'Iran a besoin d'exporter son énergie et la Turquie cherche à diversifier ses sources d'énergie en dehors de la Russie. Par conséquent, quel que soit le dirigeant au pouvoir à Ankara, il cherchera à maintenir de bonnes relations avec l'Iran pour préserver ces intérêts économiques. Sur le plan idéologique, les Iraniens comme les Turcs pratiquent une véritable politique pragmatique, ils ne se préoccupent pas tellement des régimes en place et regardent la concordance de leurs intérêts respectifs.
La question de la Syrie et des réfugiés turcs s’est à nouveau invitée dans le débat électoral turc. Finalement, quelle position les deux candidats adoptent sur la question?
Aurélien Denizeau : Sinan Ogan, le troisième homme, représentant de la tranche nationaliste, souhaitait renvoyer immédiatement tous les réfugiés syriens en Syrie. L'opposition turque adopte également une position assez dure en faveur du renvoi des réfugiés. En revanche, Recep Tayyip Erdogan adopte une position plus ambivalente, bien qu'il ait déclaré à plusieurs reprises que les réfugiés sont les bienvenus et qu'ils retourneront un jour en Syrie, il conditionne leur retour à l'amélioration des conditions dans leur pays d'origine. Cependant, depuis que Sinan Ogan, le candidat ultranationaliste, l'a rallié, Erdogan a adopté un ton plus dur en exprimant la nécessité de reconstruire des logements en Syrie pour y renvoyer les Syriens. Ainsi, il existe un certain consensus en Turquie sur la nécessité de renvoyer les Syriens, mais l'opposition adopte une position plus ferme que celle d'Erdogan. De plus, reconstruire des logements en Syrie représentent des intérêts économiques car la Turquie est active dans le secteur de la construction. Aussi, cela fait partie de l'image que Erdogan souhaite projeter, car c'est lui qui a accueilli ces réfugiés. Il ne veut pas donner l'impression à son électorat qu'il décide subitement de les renvoyer. En revanche, l'opposition propose une autre stratégie, qui consiste essentiellement à se réconcilier immédiatement avec Bachar el-Assad et à « lui renvoyer » les Syriens. La reprise des relations entre Bachar Al-Assad et la Ligue des pays arabes s'inscrit dans un mouvement plus large de réconciliation au Moyen-Orient. Avec l'éloignement des États-Unis et la préoccupation des Russes en Ukraine, les pays de la région réalisent qu'ils ont intérêt à se réconcilier.
Aurélien Denizeau, docteur de l’Inalco en Sciences politiques et Relations internationales, est spécialiste de la Turquie. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages tel que « Turkish french Relations: History, Present, and the Future », et « La diplomatie française face au coup d'État de 1960 en Turquie: Menace ou opportunité pour la coopération franco-turque ».